L’agriculture insulaire au révélateur de la crise du coronavirus – Analyse

Ce texte s’appuie sur une série d’enquêtes téléphoniques ainsi que des contacts réguliers entre le Réseau agricole des îles Atlantiques et les agriculteurs, des acteurs des filières et des acteurs du développement agricole sur les différentes îles de la façade atlantique.

Bilan de la crise

Les situations des producteurs insulaires pendant la période de confinement ont été très contrastées.

On peut toutefois identifier quelques grandes lignes directrices :

Les activités dont le chiffre d’affaire est essentiellement lié à de la vente directe auprès d’une clientèle touristique saisonnière ont été très durement impactées : c’est le cas (entre autres) des sauniers indépendants sur les îles de Ré, Noirmoutier et Oléron, des viticulteurs réalisant de la vente directe (hors coopérative) à Ré et Oléron. De façon similaire, les activités d’agri-tourisme n’ont dégagé aucun revenu du fait du confinement. Le manque à gagner ne sera pas compensé, même si la saison estivale est correcte.

Certains producteurs de viande, notamment ovine, ont été pris de court par l’impossibilité d’écouler leurs animaux sur le marché pendant la période de Pâques. Les animaux, gardés dans les fermes en attendant, risquent d’être dépréciés.

Pour les autres productions, les effets de l’épidémie se sont fait moins durement sentir, même si des adaptations en matière de production ou de commercialisation ont été mises en place sur l’ensemble des exploitations insulaires.

La production maraîchère, qui sur les îles est polarisée entre des activités de maraîchage sur de petites surfaces pour la vente directe (Yeu, Belle-Ile, Bréhat, Oléron…) et la production en plein champ pour la vente en coopérative (Noirmoutier, Batz), a pu dans certains cas tirer son épingle du jeu, grâce à la combinaison de plusieurs facteurs : irruption de l’épidémie à une période de creux de production, accroissement de la demande des consommateurs pour des produits maraîchers locaux sur les îles, capacité des coopératives à s’adapter aux demandes du marché tout en mettant en avant  l’origine des produits. Malgré tout, certains maraîchers ont dû détruire leurs productions, en particulier celles destinées au marché de la restauration.

Dans l’ensemble, les activités qui ont le moins pâti de la situation sont celles disposant d’une bonne autonomie (intrants, main d’œuvre, capacité de transformation et de stockage des produits) et de débouchés réguliers sur l’année et décorrélés de l’activité touristique.

Les installations en cours, et plus largement les activités nécessitant le recours à des entreprises extérieures (travaux, aménagement, réparation ou livraison de matériel) ont été grandement retardées par la réduction des dessertes en transport maritime et des activités postales. En effet, les produits et matériels agricoles ne sont pas considérés comme prioritaires.

Enfin, l’épidémie a reporté des évolutions stratégiques en cours : création de GAEC, projets de diversification, embauches.

L’ensemble des professionnels s’accorde sur le fait que le bilan économique de la période ne pourra être tiré qu’en septembre : le retour à la normale est variable d’une île à l’autre, selon la rapidité de remise en place des liaisons maritimes notamment.

Ce que la crise nous révèle des systèmes agricoles insulaires

L’expérience du coronavirus a ainsi joué un rôle de révélateur en mettant en lumière la fragilité du modèle économique global du secteur agricole sur les îles

1 – Des productions alimentaires insuffisantes ou déconnectées des besoins locaux

Elle a pointé la déconnexion entre la production agricole insulaire et l’approvisionnement alimentaire de la population locale. Cette déconnexion est de deux ordres et diffère selon les îles considérées : faiblesse ou inexistence de la production, non-corrélation entre les besoins alimentaires du territoire et les productions.

Sur de nombreuses îles, la production est calibrée pour satisfaire les besoins d’une filière d’exportation sur le continent et/ou de la clientèle touristique estivale[1]. Elle est donc commercialisée dans des circuits relativement distincts des circuits d’approvisionnement des résidents insulaires.

En effet, parmi la population vivant sur les îles « à l’année », le recours aux circuits d’approvisionnement alternatifs de proximité reste limité (à l’image de l’ensemble de la population française moyenne) au profit de l’approvisionnement en GMS.

Il y a donc une relative absence de recoupement entre l’offre alimentaire proposée par les producteurs en circuits de proximité (plutôt orientée vers la clientèle touristique « libre de son temps ») et la demande des résidents à l’année.

Décorréler la vente de produits agricoles insulaires de la saisonnalité touristique nécessite de renforcer les possibilités de recoupement offre/demande à l’année. De nouveaux partenariats équitables sont donc à imaginer. Il peut s’agir de nouveaux modes de partenariats entre producteurs et GMS, entre producteurs et artisans de bouche, ou encore la mise en commun de productions au sein de boutiques de producteurs, de drive, d’AMAP, pouvant constituer une alternative intéressante aux GMS grâce à la présence en un même lieu de différents produits, ce qui évite la multiplication des trajets souvent pointée comme un frein.

Un autre moyen de décorréler l’offre agricole de la saisonnalité touristique (et de la concurrence exacerbée en cas de disparition d’un débouché) est la diversification des activités : sur certaines îles, force est de constater d’une part, une spécialisation importante (viticulture, élevage ovin, maraîchage sur l’île de Batz…) générant alors un volume de produits identiques très largement supérieur aux besoins des résidents permanents, et d’autre part, l’inexistence de certaines productions (fruits, céréales, volailles, œufs…).

Néanmoins sur la plupart des îles, les volumes totaux d’aliments produits sont tout simplement insuffisants voire inexistants au regard des besoins alimentaires locaux. Il est donc nécessaire, dans une perspective à moyen terme d’amélioration de l’autonomie alimentaire locale, d’adopter des dispositions en matière d’accès au foncier et infrastructures facilitant l’installation agricole et la transmission avec des projets diversifiés.

Enfin, les coûts de production sur les îles sont plus élevés que sur le continent, même pour les exploitations agricoles très autonomes, ce qui se traduit par un prix des produits plus élevé que la moyenne. Pour autant, la présence d’une agriculture extensive et respectueuse de l’environnement sur les îles rend de nombreux services gratuits à la collectivité (entretien du paysage et des réseaux hydrauliques, protection de la biodiversité, réduction de la vulnérabilité aux aléas naturels comme les incendies ou inondations). Ces services pourraient être rémunérés par un système de paiement pour services environnementaux mis en place par les collectivités insulaires, qui permettrait de renforcer le modèle économique des exploitations.

2 – Une dépendance accrue pour les agriculteurs insulaires au transport pour la transformation et la vente

L’épidémie a également montré la nécessité de disposer d’infrastructures permettant de transformer les produits bruts sur place pour en reporter la vente, ainsi que les possibilités existantes de mutualisation de ces infrastructures.

En effet, plusieurs producteurs ont été contraints de détruire leurs produits, ou de les vendre à un prix inférieur à leurs coûts de production pour faire face à l’impossibilité de les écouler via les débouchés habituels.

Disposer d’outils facilitant la fabrication et le stockage de produits de report (laboratoire de transformation, autoclave, moulin, congélateur…) aurait permis d’éviter ces pertes. La mutualisation de ces outils, qui peut nécessiter des adaptations en matière de réglementation sanitaire, permettrait de limiter la construction d’infrastructures sous-utilisées.

Cette logique de maîtrise de la chaîne de fabrication et de commercialisation peut se transposer à la problématique du transport, notamment maritime.  La mise en place de Plans de transport adaptés lors de la crise pour la desserte maritime a été très contraignante pour les agriculteurs et a souligné leur dépendance à des chaînes logistiques dont ils n’ont pas la maîtrise. L’exemple de l’île de Batz, où les agriculteurs sont pour partie actionnaires de la société qui gère la barge de transport assurant le passage des légumes vers le continent, ou encore du camion de lait de Belle-Ile, assimilé à un service public pris en charge par la collectivité et donc considéré comme prioritaire sur le bateau, montre que la reprise en main d’au moins une partie de la chaîne logistique est un facteur sécurisant en cas de modification des conditions d’exercice de l’activité.

Cette situation nous interpelle également sur la notion de biens de première nécessité : en effet, les produits nécessaires à l’activité agricole ont la même finalité que les biens alimentaires, à savoir nourrir la population. Il est donc important de reconsidérer la qualification des biens agricoles dans les documents qui régissent les dessertes maritimes.

3 – La dimension collective, un levier d’adaptation et un moyen pour encourager la disponibilité « multi-canaux » des produits locaux

La crise a montré l’utilité et la pertinence des dispositifs collectifs ou multi-acteurs. Ainsi les magasins de producteurs, les coopératives, les collectifs, ont permis aux producteurs de ne pas être démunis face à la perte de débouchés, d’avoir plus de poids dans les demandes adressées aux élus locaux (notamment pour le maintien des marchés) et de trouver plus facilement des débouchés alternatifs.

Au-delà des entités formelles, les proximités informelles préexistantes entre les acteurs ont favorisé la mise en place d’adaptations. On peut ainsi citer l’exemple d’un éleveur fournisseur d’un supermarché insulaire : ayant fait remonter au gérant du supermarché ses difficultés à écouler tous ses animaux, celui-ci l’a mis en relation avec les autres supermarchés de la même enseigne sur le continent.

Il est donc important d’encourager le développement des dispositifs favorisant l’interconnaissance entre acteurs professionnels. Les Projets alimentaires territoriaux sont un exemple, mais on peut également citer les collectifs citoyens, les groupements d’achat, les AMAP, les filières locales…

Par ailleurs, l’exiguïté des îles rend nécessaire une concertation entre les producteurs afin d’optimiser la gestion collective des débouchés possibles, évitant la concurrence et permettant de rendre disponibles les produits locaux dans tous les canaux de distribution, dont la plupart sont aujourd’hui sous-employés (cf. point 1). Cette concertation ne pourra se faire sans un cadre collectif idoine.

La dimension collective de l’action doit s’entendre également au sens d’une prise en compte par les élus et collectivités des attentes des citoyens-consommateurs : ainsi, une enquête réalisée par la mairie de Palais (Belle-Ile-en-Mer) auprès des habitants afin d’identifier les axes de travail prioritaires en sortie de confinement a révélé que les deux préoccupations majeures des habitants étaient : « l’écologie et la biodiversité », suivies de « l’agriculture ».

Cet exemple précis reflète la montée en puissance de la demande citoyenne pour une agriculture de proximité, c’est-à-dire porteuse de liens fonctionnels et positifs avec les non-agriculteurs, et respectueuse de l’environnement. Entendre cette demande signifie pour les collectivités agir de façon ambitieuse et efficace pour le développement sur les îles d’une agriculture correspondant à ces souhaits.


[1]                    Cette situation de dépendance au tourisme est globalement généralisable à l’ensemble des activités économiques insulaires : l’office du tourisme de Bréhat, suite à une enquête réalisée auprès des entreprises de l’île, a ainsi estimé que 70 % de l’activité économique de l’île dépendait du tourisme à la journée et à la semaine.